XVII
ENGAGEMENT RAPPROCHÉ

Bolitho appuya les mains sur la rambarde de dunette et embrassa du regard le navire placé sous ses ordres. Dans l’obscurité, la blancheur des ponts et des passavants se détachait sur la mer dont la masse sombre s’étendait au delà de la proue ; seules une gerbe occasionnelle d’embruns et la blanche volute de la vague d’étrave donnaient une idée véritable de leur progression.

Il s’interdit de retourner à l’arrière pour consulter sa montre à la lumière de l’habitacle du compas.

Rien n’avait changé depuis sa dernière inspection, et il s’efforçait de ne pas ajouter à la tension qu’il sentait croître autour de lui.

Il y avait trois jours maintenant qu’ils avaient quitté leur mouillage à Pendang Bay ; des vents généralement favorables avaient permis de tenir une vitesse régulière. L’Undine avait fait tout le trajet au grand large, donnant un ample tour aux atterrages du petit îlot en forme de baleine : Muljadi ou Le Chaumareys auraient pu y avoir placé un autre navire en embuscade pour prévenir toute intrusion intempestive.

La veille au soir, juste avant le coucher du soleil, Bolitho avait aperçu la goélette de Herrick, petite coque noire sur l’horizon cuivré ; elle avait mis en panne, attendant l’Undine au point de rendez-vous convenu. Après un bref signal au moyen d’une lanterne sourde, les deux navires s’étaient de nouveau perdus de vue dans l’obscurité. Bolitho frissonna au contact de l’air frais et moite sur son visage et sa gorge. Le deuxième quart venait de s’achever, il se passerait bien une heure avant les premières lueurs de l’aube. Toute la nuit, tandis que l’équipage travaillait à la préparation de la bataille, les nuages s’étaient accumulés, masquant les étoiles, en sorte que l’Undine semblait avancer vers un vide insondable.

Il entendit Mudge s’agiter sous les bastingages, frottant les paumes de ses mains pour se réchauffer. Le maître de manœuvre semblait exceptionnellement soucieux. Peut-être était-il gêné par ses rhumatismes. Ou bien, comme Bolitho lui-même, il pensait à Herrick et à sa goélette, quelque part sur l’avant bâbord.

Bolitho se redressa et regarda les délinéaments obscurs des vergues et du gréement. La frégate faisait voile sous huniers, focs et misaine, laquelle cachait la mer à l’avant du beaupré. Il était étrange d’avoir si froid alors que, dans quelques heures, le soleil s’ajouterait à tous les tourments qui déjà les attendaient.

— Comment est le vent, monsieur Mudge ?

Mudge fut soulagé de voir qu’on rompait le silence :

— Toujours sud-ouest, commandant, en moyenne.

Une quinte de toux le secoua.

— Un autre jour, je m’en serais contenté.

— Qu’en pensez-vous ?

— Je me demande, commandant.

Mudge s’éloigna des marins qui attendaient près des pièces de six livres sur la dunette :

— Trop irrégulier, à mon goût.

Bolitho se détourna pour regarder à nouveau vers l’avant. La grande misaine semblait confirmer les inquiétudes de Mudge. L’Undine faisait presque du plein nord ; elle recevait le vent de la hanche et son allure aurait dû être régulière, mais ce n’était pas le cas. La misaine se gonflait et prenait du ventre, faisant bourdonner les étais et les haubans ; pendant quelques minutes, le navire taillait sa route. Puis la voile commençait à claquer et à faseyer en désordre ; enfin elle retombait, presque inerte, contre le mât de misaine, pendant une éternité.

— On ne sait jamais, dans ces eaux, ajouta Mudge, dubitatif. Aucune certitude.

Bolitho considéra sa silhouette débraillée. Si Mudge était inquiet, lui qui avait une telle expérience, que devaient penser les autres ?

— Monsieur Davy ! appela-t-il. Je vais à l’avant.

La silhouette du lieutenant se découpa sur la lisse de couronnement :

— Dites à M. Keen de m’accompagner.

Il quitta son manteau de grosse toile et le confia à Allday. Ses propres soucis l’avaient tant absorbé qu’il n’avait pas compris à quel point ces heures cruciales pesaient sur son équipage. Il avait fait faire branle-bas de combat dès qu’ils avaient entamé leur dernier bord en direction des îles Benua. Dans une obscurité à peu près totale, les hommes avaient exécuté la manœuvre à peu près aussi vite qu’en plein jour : leur entraînement était parfait. Ils connaissaient leur bateau à fond, c’était plus que leur maison. Mais si Bolitho avait ordonné cette mesure, c’était par simple précaution : en mer, le son porte ; le claquement des sabords que l’on ouvre, le raclement et le grincement des filets qu’on étend au-dessus du pont de batterie, le tintamarre des élingues en chaîne gréées sur chaque vergue produisaient assez de bruit pour réveiller un mort. Puis, l’attente avait commencé : il leur restait à se préparer à ce que le jour allait apporter, ou à ce qu’il allait leur prendre.

Keen surgit de l’obscurité, on distinguait sa chemise pâle près de la pièce de six livres toute noire.

— Comment va votre blessure ?

— Beaucoup mieux, merci, commandant.

Bolitho sourit : il avait l’impression de sentir dans sa chair la souffrance qui marquait probablement le visage de Keen.

— Venez faire quelques pas avec moi.

Ils descendirent ensemble le passavant sous le vent, en se baissant sous les filets bien tendus que les hommes de Shellabeer avaient gréés pour arrêter dans leur chute les cordages ou pièces de gréement ; l’un après l’autre, les visages de tous les servants se tournaient vers eux ; Bolitho distinguait les silhouettes impatientes des sentinelles, des fusiliers marins postés devant chaque écoutille, et celles des mousses chargés des seaux à munitions, pelotonnés les uns contre les autres, attendant de servir les canons silencieux.

Sur le gaillard, les caronades camuses pointaient de chaque côté de l’étrave comme des fauves enchaînés ; de temps à autre, leurs servants frissonnaient sous les gerbes d’embruns.

Bolitho marqua une pause, agrippé d’une main au bastingage tandis que l’Undine taillait sa route en gîtant légèrement, enfournant dans les creux les plus profonds. Le torse nu des matelots se découpait faiblement le long du bord, devant l’eau plus sombre.

— Tout est clair, garçons ?

Il les sentit s’attrouper autour de lui : son arrivée éveillait leur intérêt. Du fait du branle-bas de combat, le feu de la cambuse avait été noyé. Une boisson chaude vaudrait autant qu’une douzaine de bouches à feu supplémentaires, songea-t-il amèrement.

— Veuillez transmettre à M. Davy, avec mes compliments, ordonna-t-il à Keen : double ration de rhum à tout l’équipage.

Il entendit la réaction immédiate des hommes groupés autour de lui, un murmure de reconnaissance qui courut sur le pont vers l’arrière.

— Et si le commissaire rouspète, dites-lui qu’il aura affaire à moi !

— Merci, commandant ! C’est vraiment gentil à vous, commandant !

Bolitho se hâta vers l’échelle en se détournant : en dépit de l’obscurité, ils eussent risqué de lire les sentiments qui l’agitaient. Trop facile de les contenter, vraiment… Et si simple qu’il avait l’impression d’être un tricheur, un hypocrite. Double ration de rhum ! Ils allaient peut-être donner leur santé, leur vie pour quelques pence !

Passant devant la grande écoutille, il vit la grande carcasse de Soames. Elle dominait celle du canonnier, Tapril. Il adressa un signe de tête à Fowlar qui se trouvait près d’eux, et aux servants des pièces de douze bâbord. Tous étaient ses hommes, il était responsable d’eux.

Il pensa soudain au contre-amiral, sir John Winslade, et à leur entrevue dans son bureau de l’Amirauté, tant de semaines, tant de mois auparavant. Le contre-amiral était en quête d’un commandant de frégate qu’il connaissait, auquel il pût se fier, et dont il pourrait suivre les pensées, fût-il à l’autre bout du monde.

Il songea aussi aux soldats en haillons, sous la fenêtre de l’Amirauté ; l’un était aveugle, l’autre mendiait pour eux deux. Que de plans et de projets héroïques, de grandioses préparations pour changer la face du monde ! Au fond, rien n’avait changé. L’Undine et l’Argus n’étaient que des navires, mais leur isolement et les enjeux qu’ils représentaient leur donnaient l’importance de deux escadres.

Si l’Undine échouait, qu’allait-on murmurer dans les élégantes résidences de White Hall et de St James’s Square ? Dans ces cafés bondés où en quelques minutes, la simple rumeur prenait des allures de vérité historique ? Aurait-on le moindre souci des hommes qui avaient combattu ? De ceux qui étaient morts pour le pays, au nom du roi ?

Quelqu’un lança une acclamation rauque dans l’obscurité : le rhum était arrivé sur le pont.

Il continua vers l’arrière, sans se rendre pleinement compte qu’il s’était arrêté au moment où son amertume se muait en colère. Comme le pont semblait vaste sans les embarcations empilées sur leur chantier ! Elles étaient à présent en remorque à l’arrière, on les larguerait au dernier moment, spectateurs muets d’une bataille éventuelle… non : inévitable.

Il redoutait toujours ce moment : les embarcations, de frêles esquifs, offraient pendant les combats un danger supplémentaire : l’artillerie ennemie pouvait les faire voler en éclats, produisant autant d’éclisses mortelles, de flèches acérées. Malgré le risque que cela représentait, la plupart des hommes auraient préféré les garder à bord : c’était un lien avec la terre, espoir de survie si les choses tournaient mal.

Keen revint à bout de souffle :

— C’est fait, commandant. M. Triphook a effectivement été un peu perturbé par cette distribution supplémentaire !

Les dents de l’aspirant brillaient dans le noir :

— Et vous, commandant, vous prendriez un verre ?

Bolitho détestait le rhum. Cependant, marins et fusiliers le regardaient :

— Et comment donc, monsieur Keen ! s’exclama-t-il.

Il porta le verre à ses lèvres : l’odeur exécrable de l’alcool s’enfonça dans ses entrailles vides.

— A la nôtre, garçons !

Il imagina une seconde Herrick et Puigserver sur leur bombe flottante. Et à la vôtre, Thomas !

Il ne regretta pas d’avoir accepté le rhum. Il ajouta :

— Ah ! Je comprends maintenant ce qui nous rend si redoutables, nous autres Britanniques !

Comme prévu, les hommes s’esclaffèrent.

Il regarda le ciel : toujours pas de lumière, ni d’étoiles.

— Je descends, annonça-t-il.

Il toucha le bras de l’aspirant :

— Restez ici, près de la descente. Appelez-moi, si nécessaire.

Bolitho plongea dans l’obscurité d’un pas moins assuré.

N’importe qui pouvait l’appeler s’il le fallait, mais il devait éviter à Keen une visite superflue dans le domaine du chirurgien : cela viendrait bien assez tôt. Il revoyait la grande blessure palpitante, la douceur des gestes d’Allday en train de la fouiller pour extraire l’éclisse sanglante.

Une autre volée de marches, puis il marqua une pause : il entendait toute la structure du navire travailler autour de lui ; l’odeur à ce niveau était différente : odeur de goudron et d’étoupe, de promiscuité humaine aussi, quand bien même les petits carrés étaient déserts. De l’avant, lui parvenait la puanteur des grandes aussières de mouillage, de la souillarde et des vêtements humides. Odeurs d’un navire au travail, d’un navire vivant.

Un lumignon chétif lui permit de trouver son chemin jusqu’à la salle d’opération improvisée de Whitmarsh. On avait amarré ensemble quelques coffres de marins sur lesquels on renverserait les blessés terrifiés pour les sauver ou les faire hurler de désespoir. Des sangles de cuir étaient disponibles, qu’ils serreraient entre leurs dents, et des pansements qu’on bourrerait dans les plaies. L’ombre imposante du chirurgien vacillait sur le pont à la gîte. Bolitho l’observa de près : une forte odeur de cognac flottait dans l’air moite. Était-ce pour apaiser la douleur ? Ou la façon qu’avait Whitmarsh de se préparer à son enfer personnel ? On pouvait se poser la question.

— Tout va bien, monsieur Whitmarsh ?

— Oui, commandant.

Le chirurgien trébucha contre un coffre et s’appuya du genou sur le suivant. D’un geste, il désigna les adjoints silencieux qui l’aideraient à tenir ses victimes pendant son travail ; le métier les avait endurcis, leurs oreilles désormais restaient sourdes aux cris, ils étaient au delà de toute pitié.

— Nous attendons ceux que vous nous enverrez, commandant.

Bolitho le toisa froidement :

— Vous n’apprendrez donc jamais ?

Véhément, le chirurgien acquiesça :

— J’ai appris. Oh ! pour ça, j’ai bien appris, commandant ! En amputant une jambe à la scie, en bourrant d’étoupe une orbite vide, sans rien d’autre pour anesthésier que ma bonne volonté ! Je me suis davantage approché de Dieu que bien d’autres !

— Si c’est là la vérité, je prie pour que vous ne vous en approchiez pas davantage.

Bolitho adressa de la tête un signe aux autres et gagna rapidement la descente. Derrière lui, Whitmarsh l’appela :

— Peut-être est-ce vous que je devrais féliciter, commandant ?

Bolitho ne se donna pas la peine de relever. À l’évidence, ce chirurgien était fou. La mort horrible de son frère : une obsession. Et son ivrognerie ! Et le métier même qu’il exerçait. Tout lui affaiblissait les nerfs. Mais il fallait faire fond sur ce qui restait de l’autre Whitmarsh, l’homme capable de montrer de la compassion devant la souffrance d’autrui, et de se mettre au service des malchanceux.

Repensant à Herrick, il pria pour qu’il pût s’esquiver en canot quand la goélette tirerait son dernier bord. Et quel étrange équipage ! Puigserver… et le voilier de Bristol terrifié, qui avait trouvé Dieu sait où le courage de revenir sur les lieux où l’on avait brisé son esprit et son corps.

— Commandant, s’il vous plaît !

La voix de Keen lui parvenait par la descente suivante ; il hâta le pas :

— Qu’y a-t-il ?

Au moment de saisir la main courante et de lever les yeux vers le rectangle blême du ciel, il comprit : de lourdes gouttes de pluie s’engouffraient par le panneau, gravillons tombant des vergues. Elles tambourinaient sur les bordés de pont et s’éparpillaient sur les passavants.

Il se hissa sur les dernières marches et se hâta vers l’arrière en direction de la dunette. Il n’en était plus qu’à quelques mètres quand les nuages se déchirèrent. La pluie s’abattit sur eux. Vacarme d’un torrent qui rugit.

Il hurla pour dominer le bruit du grain :

— Comment est le vent maintenant ?

Mudge s’était retiré près de l’habitacle, son chapeau de guingois sous la fureur de l’averse.

— En train de virer, commandant ! Pour autant que je puisse dire !

L’eau fouettait les ponts et gargouillait dans les dalots ; transis, les servants des canons se pelotonnaient sous les passavants et tentaient d’échapper à la pluie torrentielle en s’abritant derrière les sabords fermés.

Bolitho sentit qu’Allday essayait de lui couvrir les épaules avec son manteau de toile, mais il le repoussa. Il était déjà trempé jusqu’aux os, ses cheveux collaient à son front, et même son esprit était ébranlé par cette avalanche de pluie et d’écume. Mais il réussit à rester lucide quant au navire et à ses affaires. En dépit du déluge, le pont demeurait assez stable, et au-dessus de sa tête, il arriva à distinguer la silhouette du grand hunier ; le vent avait encore adonné et la voile claquait, dont la surface ruisselante brillait faiblement.

Bolitho lança un ordre sec :

— A brasseyer les vergues, monsieur Davy ! Faites courir au près bon plein !

Il entendit les hommes obéir : on se ruait à tâtons, on jurait, on trébuchait sur les obstacles ; les manœuvres gonflées d’eau grinçaient, protestant au passage des poulies ; les vergues pivotèrent lentement, permettant au navire de garder sa nouvelle allure, bâbord amures.

— Serrez d’un quart ! ordonna-t-il.

Près de la grande roue double, les hommes avaient du mal à rester debout sur le pont glissant ; il vit Carwithen allonger un coup de poing à l’un des timoniers qui baissait la tête sous la violence de la pluie.

— Nord-quart-ouest, commandant. Près et plein !

— Comme ça !

Bolitho s’essuya le visage avec sa manche. La violence éprouvante de l’eau venue du ciel l’aida à s’éclaircir les idées, à accepter ce coup du sort. Si le vent continuait à virer, ou même s’il restait tel qu’il était à présent, Herrick ne pourrait jamais lancer sa goélette contre la batterie de Muljadi. Un désastre, ce changement de vent ! Et cette pluie qui coulait comme des larmes ! Larmes répandues sur leurs espoirs, sur leur pathétique détermination, sur cette tentative impossible qui, quelques minutes plus tôt, semblait encore à leur portée.

Il s’avança en trébuchant jusqu’à Mudge et lui cria :

— Quelle distance, à votre avis ?

— Pas plus de quatre ou cinq nautiques, commandant.

Mudge, consterné, regardait tomber la pluie :

— Averse tropicale, et qui ne durera pas. Mais après…

Il haussa les épaules.

Bolitho détourna le regard. Il savait parfaitement à quoi s’en tenir. Sûr que le vent fraîchirait dès le lever du soleil : un vent qui ne serait d’aucun secours pour Herrick, et garderait Le Chaumareys en sécurité à son mouillage. L’Undine, impuissante, serait contrainte de croiser au large jusqu’à ce que la force doublée de l’ennemi fût prête à combattre dans des conditions idéales pour elle. Restait la possibilité de faire demi-tour, en direction de Pendang Bay, sans rien ramener d’autre qu’un ultime avertissement.

— Par le ciel ! hurla Davy, la vie est dure !

Mudge le toisa du regard :

— La vie est un sanglant combat d’arrière-garde, monsieur Davy, dès le jour de votre naissance !

Bolitho, qui se tournait pour les faire taire tous les deux, vit qu’on distinguait mieux, maintenant, le visage du premier-maître. Il put même surprendre le regard mauvais que Carwithen lança au même malheureux timonier. Qu’on le veuille ou non, c’était l’aube.

Il sentit le sang lui monter à la tête quand il donna son ordre bref :

— On attaque quand même ! Transmettez à tout l’équipage !

Davy le regardait, bouche bée :

— Sans détruire la batterie, commandant ?

— De toute façon, qui sait si cette mission n’était pas impossible ?

Il s’appliquait à dominer les tremblements de sa voix :

— L’ennemi sera en train d’écouter la pluie, et de remercier Dieu d’être au mouillage. Vous êtes sourd, garçon ? ajouta-t-il brutalement. Dites à M. Soames de se préparer à charger les pièces dès que la pluie aura cessé !

Davy acquiesça d’un signe de tête rapide et se hâta de gagner la rambarde de dunette.

Le capitaine Bellairs accourut aux côtés de Bolitho et lui fit remarquer d’un ton égal :

— C’est un fichu risque que vous prenez, commandant, si vous voulez bien me permettre.

Bolitho sentit ses épaules s’affaisser sous la pluie, son enthousiasme soudain venait de s’effondrer :

— Que voulez-vous que je fasse ?

Bellairs remonta son col et fit la moue :

— Oh, commandant, je combattrais… En l’occurrence, nous n’avons pas le choix, n’est-ce pas ? Mais c’est dommage quand même : quel gâchis ! Quel bon Dieu de gâchis !

Bolitho approuva avec ferveur :

— Tout à fait indiscutable !

— Holà, du pont ! Terre !

Raide, Bolitho descendit sous le vent ; ses chaussures grinçaient sur le pont détrempé. Une vague tache plus sombre s’étendait devant eux de chaque bord, trompeusement floue à cette heure matinale.

— La pluie s’en va ! dit une voix étonnée.

Comme pour marquer la fin du grain, la misaine qui dégouttait se souleva avec un claquement sourd : le vent rentrait. Bolitho frissonna en serrant les dents :

— Dites à M. Soames : chargez, et préparez-vous à mettre en batterie dès que j’en donnerai l’ordre.

Il chercha Keen des yeux :

— Hissez les couleurs, je vous prie.

Une autre voix lui parvint :

— Pas de chance, les potes. Une bouchée, qu’ils vont faire de nous.

Bolitho entendit grincer la drisse : le pavillon monta à la corne et se déploya au vent, encore invisible dans l’obscurité persistante.

— Dès qu’il y a assez de lumière, monsieur Keen, faites signaler à la goélette : « Suspendez votre action. » M. Herrick peut tirer au large et récupérer nos embarcations.

— A vos ordres, commandant. J’y veillerai quand…

Il se retourna d’un bond. Dans l’ombre, une voix murmurait :

— Récupérer nos cadavres, plutôt !

— Silence, là-bas ! hurla Keen. Capitaine d’arme, prenez le nom de cet homme !

— Du calme, dit doucement Bolitho. Si cela les soulage de jurer, à Dieu vat !

Keen lui fit face, les poings serrés :

— Mais ce n’est pas juste, commandant. Cela ne vous ressemble pas !

Bolitho sourit gravement :

— Merci, monsieur Keen.

Il se souvint soudain très nettement du lieutenant qu’il avait à son bord lors de son premier commandement, sur le petit sloop Sparrow. C’était un colon américain qui avait tenu bon au pire moment de la guerre, et bien servi le roi tout en combattant par le fait même ses propres compatriotes. Qu’aurait-il répondu à sa place ? Bolitho se le demandait… Il croyait entendre le son de sa voix, comme s’il avait été à bord en ce moment même.

Se tournant vivement vers tribord, il vit un ourlet brillant éclairer l’horizon nu : l’heure était toute proche à présent.

Il s’aperçut qu’il redoutait la venue du jour. La lumière allait les projeter sans défense au feu des canons quand ils embouqueraient l’étroit chenal où il avait rencontré Le Chaumareys.

Bolitho entendit des pas derrière lui, et la voix d’Allday, égale, imperturbable :

— Vous feriez mieux de descendre vous changer, vous êtes trempé, commandant.

Il lit volte-face et répliqua d’une voix qui tremblait :

— Tu ne crois pas que j’ai mieux à faire ?

Le patron d’embarcation le fixait sans faiblir.

— Pour l’instant, vous n’avez rien d’autre à faire.

Il continua de la même voix atone :

— Vous vous souvenez, aux Saintes, commandant ?

Il n’attendit pas la réponse :

— Ça allait mal. Toutes ces Grenouilles ! Leurs navires couvraient la mer. Je me rappelle parfaitement. J’étais tout à l’avant, sur une des caronades. Les garçons tremblaient de peur en pensant à ce qui allait leur arriver. Alors, j’ai regardé vers l’arrière, et je vous ai vu faire les cent pas sur la dunette ; on aurait dit que vous vous rendiez à l’église, un dimanche.

Bolitho le toisa, soudain réconforté :

— Je me souviens.

Allday hocha lentement la tête :

— Oui. Vous portiez votre plus bel uniforme.

Bolitho passa devant lui, et songea à une autre voix, celle de son patron d’embarcation, qui s’était fait tuer ce jour-là : « Ils veulent vous voir. »

Il répondit calmement :

— Fort bien. Mais si l’on m’appelle…

Allday sourit lentement :

— Aussitôt, commandant.

Mudge intervint d’une voix rauque :

— Voilà un bien mauvais conseil, mon garçon ! Avec ses passements dorés, le commandant offre une cible idéale aux tireurs d’élite !

Allday le foudroya du regard :

— Je sais. Lui aussi, il le sait bien. Mais il a compris que nous dépendons de lui, aujourd’hui, et cela signifie que nous avons besoin de le voir.

— Fous ! répliqua Mudge en secouant la tête. Vous êtes tous fous !

— Holà, du pont ! Goélette en vue à l’avant, du bord au vent !

— Hissez le signal de rappel ! lança Keen.

Allday se tenait debout, bras croisés, les yeux sur le bandeau lumineux qui montait au-dessus des îles.

— M. Herrick ne le verra pas.

— Pourtant, il va bientôt faire assez clair ! répondit Davy, ahuri.

— Je sais, Monsieur, reprit Allday d’un air navré. Mais il ne le verra pas. Pas M. Herrick.

 

Sans ses meubles et aménagements, la cabine semblait singulièrement hostile, comme une maison vide qui porte le deuil de son précédent propriétaire et attend le suivant. Bolitho se tenait debout près des fenêtres d’étambot obturées, les bras ballants, tandis que Noddall sautillait autour de lui, distribuant tapotements et chiquenaudes pour obtenir une chute parfaite du lourd habit. Bolitho l’avait fait couper, comme sa cape de marine, chez un bon tailleur de Londres, avec une partie de ses parts de prise.

À travers le large espace ouvert entre les écrans boulonnés aux barrots, il voyait tout le pont de batteries en enfilade, et l’agitation de multiples ombres qui s’y affairaient sous la frêle lumière matinale. Même ici, dans sa propre cabine où il avait parfois trouvé la paix dans la solitude, bavardé avec Viola Raymond ou partagé une pipe avec Herrick, il n’avait pas de véritable retraite. On avait retiré les housses de chintz des pièces de douze et on les avait mises en sûreté au-dessous de la ligne de flottaison ; les servants des pièces se tenaient debout de chaque bord, gauches et empruntés comme des statues inachevées ; ils étaient à la fois intimidés par sa présence et désireux de le voir en grande tenue ; mais la hiérarchie a ses règles, ses règles rigides.

Bolitho inclina la tête, écoutant le gouvernail qui grondait et martelait en réponse aux mouvements de la barre. Le vent avait forci, et la frégate pris une gîte régulière. Il vit le chef de pièce le plus proche de lui vérifier son boutefeu ; il remarqua l’angle que le corps de l’homme faisait avec le pont.

— C’est mieux, commandant, bredouillait Noddall. C’est beaucoup mieux ! répétait-il avec ferveur, comme une prière. Le commandant Stewart exigeait toujours d’être sur son trente-et-un avant un combat.

Bolitho s’arracha à ses doutes et à ses appréhensions. Stewart ? Oui, il se souvenait : c’était le précédent commandant de l’Undine. Il se demanda s’il éprouvait les mêmes sentiments que lui…

Un bruit de galopade résonna sur le pont au-dessus d’eux, il entendit un cri.

— En voilà assez ! dit-il sèchement.

Il ramassa au passage chapeau et sabre, et s’arrêta un instant pour tapoter l’épaule osseuse de Noddall. Il semblait si malingre, avec ses bras dressés comme deux petites pattes, qu’il se sentit soudain plein de compassion pour lui :

— Prends soin de toi, Noddall. Reste en bas, quand les boulets commenceront à pleuvoir. Tu n’es pas un combattant, hein ?

À sa grande surprise, Noddall acquiesça et des larmes se mirent à ruisseler sur ses joues :

— Merci, commandant, fit-il d’une petite voix brisée.

Il ne cachait pas sa reconnaissance :

— Je serais incapable de me battre une fois de plus. Mais je ne voudrais pas vous faire défaut, commandant.

Bolitho se mit en mouvement et se hâta vers l’échelle : il n’avait jamais fait attention à Noddall, à ses yeux rien de plus que cet être discret qui furetait autour de sa table et lui reprisait ses chemises, heureux de son sort dans ce monde étroit. Il ignorait encore que son garçon de cabine était terrorisé à chaque branle-bas de combat.

Il monta les dernières marches en courant, et vit Davy et Keen qui braquaient leurs longues-vues vers l’avant :

— Que se passe-t-il ?

Davy s’était retourné, il le regardait, déglutissant avec peine, les yeux fixés sur l’habit à galons dorés de Bolitho :

— La goélette n’a pas envoyé l’aperçu, commandant !

Bolitho regarda les pavillons qui claquaient au vent, bien visibles devant les huniers ternes.

— Vous en êtes sûr ?

— Votre patron d’embarcation, grogna Mudge, estime qu’il ne le fera pas, commandant.

Bolitho ignora la remarque et fouilla des yeux la terre qui s’étendait devant le navire. Elle était encore dans l’ombre, un léger trait de pinceau, çà et là, annonçant la venue du jour. Mais on distinguait parfaitement la goélette, droit devant le beaupré de l’Undine, qui enfournait à l’occasion. Les voiles de la goélette semblaient presque blanches par contraste avec les falaises et collines déchiquetées.

Herrick n’avait pu manquer de voir le signal de rappel. Sans doute l’avait-il attendu depuis le changement de vent. Bolitho leva les yeux vers le guidon en tête de mât : bigre, comme le vent avait viré ! Il devait maintenant souffler de l’ouest-sud-ouest.

— Envoyez des hommes dans les hauts, monsieur Davy ! cria-t-il, hors les perroquets !

Il se tourna vivement. Tout lui était apparu en quelques secondes : les doutes de Mudge, Carwithen à ses côtés, lèvres serrées comme un trait de plume, les timoniers, les servants de pièce au dos nu, Keen avec ses signaleurs.

Les coups de sifflet retentirent et des ombres s’élancèrent dans les enfléchures de chaque bord : les gabiers montaient larguer de la toile. Davy cria :

— M. Herrick a peut-être l’intention de mettre à exécution le plan initial, commandant !

Bolitho regarda Allday et remarqua la façon dont il observait la goélette.

— On dirait bien, monsieur Davy, répondit-il calmement.

Avec ses voiles supplémentaires, l’Undine appuya sa joue dans l’eau écumante avec une vigueur renouvelée ; des écharpes d’embruns jaillissaient au-dessus du gaillard et des bastingages en longs spectres blancs. La carène tremblait et grondait sous la pression ; quand il leva les yeux vers le gréement, Bolitho vit les vergues supérieures consentir sous la puissance du vent. À la corne, le pavillon était bien visible, ainsi que les uniformes des fusiliers marins dont l’alignement ondulait le long des bastingages ; d’autres étaient à genoux dans les hunes, mousquets et couleuvrines en mains. Leur habit était rouge sang.

— Répétez le signal, monsieur Keen !

À peine s’il reconnaissait sa propre voix.

Soames était debout près de la gueule d’une pièce de douze, tenant à deux mains le passavant et regardant la terre. Il se tourna vers l’arrière, vers Bolitho, et haussa brièvement les épaules. Pour lui, Herrick était déjà mort.

Keen l’aborda d’une voix voilée :

— Il n’y arrivera jamais ! Le vent va dépaler la goélette ! Au mieux elle explosera au milieu du chenal !

Penn poussa un cri perçant du pont de batterie :

— J’entends une trompette !

Bolitho essuya ses yeux brûlés à vif par le sel. Une trompette… Quelque sentinelle, sur la forteresse, avait dû quitter la protection des remparts pour jeter un coup d’œil au large : elle verrait immédiatement la goélette, et l’Undine quelques minutes plus tard.

La mer semblait plus brillante que jamais ; toutes les voiles et le gréement du navire claquaient et vibraient en chœur tandis que la frégate s’avançait droit vers la terre et les clairs brisants qui marquaient l’entrée du chenal.

Une détonation assourdie résonna sur l’eau, il y eut un cri :

— Ils ont ouvert le feu, commandant !

Bolitho tendit le bras vers une longue-vue et observa les visages lugubres des servants, près du canon le plus proche. Ils attendaient derrière leurs sabords fermés, pleins d’espoir et d’appréhension.

Il eut du mal à braquer sa longue-vue, les jambes bien calées sur les bordés glissants et instables. Il finit par capter dans son champ de vision les mâts de la goélette et remarqua la tache écarlate qui ne s’y trouvait pas avant la nuit. Il sentit qu’il souriait, alors qu’il aurait eu envie de sangloter, de faire parvenir ses supplications muettes par delà ces deux nautiques de moutons déferlants. Herrick avait envoyé ses couleurs : pour lui, la goélette n’était pas une simple bombe flottante, c’était un navire, son navire. Ou peut-être essayait-il, par ce simple geste, d’expliquer sa décision à Bolitho, et de lui montrer qu’il avait compris.

Une autre détonation ; cette fois, il vit la fumée de la batterie avant qu’elle ne fût dispersée : une gerbe d’embruns se souleva bien au delà de la goélette, marquant le point de chute de l’énorme boulet.

Il garda sa longue-vue braquée sur la goélette. Il vit la gîte du pont, le bouchain émergeant au-dessus des embruns ; il savait que Herrick ne pourrait pas amarrer la barre pour le dernier bord, la partie la plus dangereuse du trajet.

— Tir trop long, commandant ! hurla Davy.

Bolitho abaissa son instrument ; malgré son angoisse, il avait entendu Davy. La vigie sur le fort devait avoir aperçu l’Undine, et non pas la petite goélette de Herrick. Au moment où les hommes de Muljadi avaient compris ce qui se tramait, Herrick avait déjà viré de bord, et il se trouvait trop près de la côte pour que les canonniers pussent abaisser assez leurs pièces avec une chance de l’atteindre.

Il regarda de nouveau : les échos d’une double explosion se répercutaient sur l’eau. On n’apercevait que les éclairs, et il put observer la double gerbe quand elle jaillit vers le ciel dans l’alignement exact de la goélette, mais trop au large.

Le capitaine Bellairs, oubliant son calme habituel, empoigna le bras du sergent et cria :

— Par le ciel, sergent Coaker, mais il va l’échouer lui-même !

Quelques secondes de plus furent nécessaires avant que la vérité eût gagné les ponts de la frégate sur toute leur longueur et leur largeur.

Puis, tandis que le mot, d’un canon à l’autre, se transmettait jusqu’à la proue, les hommes se levèrent et commencèrent à hurler leur exultation, tels des fous, agitant des foulards ou gambadant comme des enfants sur les ponts sablés. D’autres se joignirent à eux des hunes et du gaillard, et même l’aspirant Armitage, qui un instant plus tôt était agrippé à un râtelier comme pour ne pas tomber, faisait avec son chapeau de grands signes en l’air et hurlait :

— Vas-y ! Montre-leur !

Bolitho se racla la gorge :

— Demandez à la vigie s’il voit les frégates.

Il essayait de détourner sa pensée de la dangereuse cargaison de la goélette. La mèche était peut-être déjà allumée, grésillant doucement dans le silence du fond de cale.

— Oui, commandant ! Il aperçoit les vergues de la première au-dessus du promontoire.

Davy lui-même lançait des regards farouches, indifférent au combat qui se préparait, mais bouleversé par le sacrifice de Herrick.

La canonnade s’amplifiait à présent, les gerbes encadraient la coque de la goélette : sans doute la frégate la plus proche avait-elle ouvert le feu, ou de petites pièces qui défendaient l’entrée sur la langue de terre. Bolitho s’aperçut qu’il serrait les mâchoires à se faire mal.

Les Français allaient enfin comprendre qu’il se passait quelque chose, mais ils n’avaient sûrement pas encore conscience de l’importance du danger.

Les spectateurs émirent un concert de gémissements : Bolitho leva sa longue-vue et vit le grand mât de hune de la goélette flamber puis s’abattre dans une masse confuse de toile et de cordages.

Il chuchota par-devers lui :

— Laissez porter, Thomas ! Au nom du ciel, virez de bord !

— Il a encaissé un nouveau coup au but, commandant ! dit Allday. Il est durement touché, cette fois.

Bolitho s’arracha de nouveau à ses pensées, il savait qu’il ne devait pas se soucier de Herrick. On verrait plus tard… Dans quelques minutes, ces mêmes canons se braqueraient sur l’Undine, quand elle tirerait ce dernier bord désespéré en embouquant le chenal.

Il dégaina son sabre et le brandit au-dessus de sa tête :

— Regardez là-bas, garçons !

Il vit à peine les quelques visages qui se tournaient vers lui, ses yeux étaient offusqués par une espèce de brouillard :

— M. Herrick nous a montré la route !

— Il est au plain !

Davy en perdait presque la tête :

— Haut et clair !

La goélette avait frappé les rochers et s’était soulevée avant de retomber lourdement en travers d’un amoncellement d’éboulis et de cailloux : exactement comme prévu, comme figuré par les encriers d’argent de Conway.

Même sans longue-vue, on pouvait voir une foule de petites embarcations quitter la jetée de la forteresse pour s’approcher de la coque échouée, à présent complètement démâtée, léchée par le ressac comme une vieille épave. Quelques éclairs révélaient des tireurs qui ouvraient le feu sur le navire ; Bolitho formait des vœux pour que la mèche fût encore allumée, et que Herrick ne fût pas capturé vivant.

L’explosion se produisit de façon si soudaine et si violente, par sa couleur et sa puissance, qu’il fut difficile d’en supporter la vue, et plus encore d’en mesurer la force. Un mur de flammes orange jaillit des rochers et s’étendit de chaque côté comme une paire d’ailes féroces, engloutissant les canots qui l’encerclaient, carbonisant hommes et armes, les réduisant en cendres.

Puis vint le son : quand il atteignit la frégate, c’était un rugissement qui continua à prendre de la puissance, augmentant de violence encore et encore, jusqu’à obliger les hommes à se boucher les oreilles ; hébétés, tous regardaient la lame de fond provoquée par l’explosion arriver jusqu’à la frégate et la soulever comme un fétu avant de disparaître vers l’arrière, dans les dernières ombres de la nuit.

Le son décrut, ainsi que les feux qui se réduisirent à de petits foyers, telles des piqûres d’épingle pourpres et orange, mèches lentes qui rougeoyaient à flanc de colline, là où avaient disparu ajoncs et broussailles.

Les bruits du vent et de la mer, du gréement et de la toile se firent de nouveau entendre ; les hommes parlaient à voix basse, comme s’ils venaient d’assister à une catastrophe naturelle.

— Carguez la misaine, monsieur Davy ! ordonna-t-il sèchement.

Il s’avança jusqu’à la rambarde, chaque pas lui coûtait :

— Monsieur Shellabeer ! Larguez les embarcations, sauf mon canot !

Il fallait continuer à parler, leur donner de l’ouvrage ; il devait se débarrasser l’esprit de l’image de cet horrible bûcher.

Soames le regardait, il lui cria :

— Chargez et mettez en batterie, je vous prie !

On cargua la misaine contre sa vergue, et ses mots furent presque couverts par les claquements et les détonations de la toile rebelle. Comme un rideau de théâtre, songea-t-il vaguement, ouvert pour la scène finale, afin que nul ne manquât rien du spectacle.

Il entendit les sabords claquer à l’unisson puis, au commandement aboyé par Soames, les servants des pièces se jetèrent sur leurs palans. Avec une hâte croissante, les gueules noires parurent dans un grondement à la lumière du jour, surgissant de chaque bord au-dessus des eaux écumantes.

— Toutes les pièces sont en batterie, commandant ! dit Davy en touchant son chapeau.

— Merci !

Bolitho gardait les yeux fixés sur l’éminence sombre en travers du chenal : aucun canon ne tirait, l’attaque avait réussi. Même si la garnison parvenait à déplacer certaines des pièces qui se trouvaient de l’autre côté de la forteresse, elles arriveraient trop tard pour ouvrir le feu sur l’Undine qui surgissait à travers le rideau de fumée à la dérive.

Il s’abrita les yeux et regarda le promontoire, ainsi que les lignes noires dessinées par les mâts et les vergues de la première frégate à l’ancre. Bientôt ! Bientôt ! Il serra la garde de son sabre jusqu’à voir blanchir ses phalanges. Il était furieux à s’en faire mal. Une rage meurtrière grandissait en lui, qui ne s’apaiserait qu’une fois Herrick vengé.

Le soleil se levait, la chaleur de ses rayons augmentant à chaque minute. Il monta jusqu’aux haubans au vent, sans se soucier de la brise ni des gifles d’embruns qui mouchetaient son habit de perles étincelantes. Par le travers, il voyait l’ombre de l’Undine courir sur le clapot, et sa propre silhouette floue qui semblait faire partie du navire lui-même.

Il lança un regard à Mudge :

— Tenez-vous prêt à changer de cap dès que nous aurons doublé ce promontoire !

Il attendit que les hommes eussent pris position ; à la lumière du jour, chacun pouvait être identifié facilement, qui à son dos nu, qui à un tatouage, qui à ses longues nattes, orgueil des matelots qualifiés de la Marine royale. Il sauta sur le pont, tirant vivement sur son foulard comme s’il l’étranglait :

— Fusiliers, en joue !

Bellairs avait tiré son élégant crochet et regardait ses hommes appuyer les longs canons de leurs armes sur les bastingages, soigneusement bourrés.

Devant chaque sabord ouvert, un chef de pièce se tenait accroupi, son boutefeu à la main, tendu dans l’attente de découvrir sa première cible.

Ils serraient le promontoire à écraser des crabes dessus. La vague d’étrave leva des vaguelettes sur les quelques rochers déchiquetés que Bolitho se rappelait avoir aperçus lors de sa visite précédente.

— A border les bras !

— La barre à gauche ! hurla Mudge. Envoyez !

Comme un pur-sang, l’Undine gîta sous les pressions opposées de ses voiles et de son gouvernail ; l’étrave s’orienta vers le soleil levant et les vergues pivotèrent.

— Gouvernez au nord-est-quart-est ! lança Mudge en se jetant de tout son poids sur les poignées pour venir en aide aux timoniers.

— Comme ça, bande d’incapables !

On entendit plusieurs détonations étouffées ; un boulet traversa le petit hunier avec le bruit d’un coup de fouet.

Mais Bolitho ne s’en aperçut guère. Il regardait la frégate au mouillage, l’activité fébrile sur ses vergues et ses ponts : son équipage se préparait à appareiller.

— Mais ce n’est pas l’Argus, commandant ! cria Davy en écho à son désarroi.

Bolitho acquiesça : c’était bien l’autre frégate, celle qui avait été abandonnée par son équipage. Il plissa les yeux, essayant de surveiller tous les mouvements du bord, luttant encore contre l’incroyable évidence.

Le Chaumareys avait pris la mer ! Simple question de chance ? Ou n’était-ce pas une nouvelle preuve de sa supériorité, de cet instinct infaillible que nul n’avait encore pris en défaut ?

Presque sauvagement, Bolitho pointa sa vieille lame au-dessus de sa tête et hurla :

— Batterie tribord ! Feu à volonté !

Son sabre s’abattit en étincelant :

— Feu !

La bordée rugit en crachant ses éclairs tout le long de la muraille tribord de l’Undine, canon après canon, chaque chef de pièce rectifiant sa visée tandis que Soames remontait la batterie au pas de course, évitant le recul des affûts, hurlant et se penchant pour voir l’ennemi par les sabords. Bolitho regardait les toupets de fumée jaillir des sabords et rouler vers l’ennemi qui semblait suspendu au-dessus d’une nappe de brouillard : sa coque gisait à peu près en diagonale en travers de l’étrave, à tribord.

Un feu peu nourri répondit à la bordée de l’Undine ; il sentit les bordés de pont sauter sous ses pieds, un coup au moins avait enfoncé la muraille.

Les servants des pièces de dunette criaient et juraient en ouvrant le feu à leur tour. Les pièces de six camuses sautaient en arrière, retenues par leurs palans de bragues, tandis que les servants aux yeux fous écouvillonnaient en hâte et enfonçaient de nouvelles charges en quelques secondes.

Les projectiles d’un feu de mousqueterie nourri sifflaient au-dessus des têtes ou éclataient avec violence dans le chenal de chaque bord ; les tirs provenaient de la forteresse, ou de la frégate, Bolitho n’en savait rien et il s’en moquait. Il traversa rapidement la dunette le long de la rambarde mais ne vit que les mâts inclinés de la frégate ennemie, la tache de couleur du fauve bondissant sur son pavillon et les bouffées de fumée lancées par l’artillerie de l’Undine qui tonnait.

Il fut glacé une seconde en voyant passer une épave carbonisée, puis un cadavre décapité que bouscula la vague d’étrave de l’Undine ; des tourbillons écarlates le suivaient comme des algues obscènes.

Herrick avait dû voir que l’Argus était parti. Il avait aperçu l’ensemble du mouillage longtemps avant que celui-ci ne fût visible de l’Undine. Il n’avait pas hésité une seconde. Bolitho sentit les yeux lui piquer de nouveau, et flamber sa fureur haineuse ; les pièces de dunette tirèrent derechef, leurs détonations sèches bousculant son esprit tandis que les servants s’arc-boutaient sur leurs anspects, pointant leurs canons pour la salve suivante.

Herrick avait relevé ce dernier défi, comme il en avait relevé d’autres par le passé. Il n’avait vécu que pour cela.

Bolitho poussa un cri de colère, sans tenir compte de la présence de Mudge et Davy à proximité :

— Qu’ils soient maudits, eux et leurs projets stupides !

— Ils ont coupé leur mouillage, commandant ! l’avertit Keen.

Bolitho se précipita vers le bastingage ; une balle de mousquet se ficha dans le pont à ses pieds : c’était vrai, la frégate de Muljadi évitait lourdement au vent et au courant, son arrière pivotant comme une lourde porte en travers de la route de l’Undine. Quelqu’un avait dû perdre la tête ! Ou alors on avait mal compris un ordre, à cause de la pagaille causée par l’explosion de la goélette et la charge sauvage de l’Undine.

— On va l’aborder en belle ! hurla-t-il. Parés aux drisses de hunier ! Barre dessous !

Les hommes se ruèrent de nouveau aux bras et les huniers soudain libérés se mirent à claquer et à tonner en désordre ; l’Undine pivota rapidement sur bâbord, son beaupré dessinant un arc rapide jusqu’à pointer sur la jetée lointaine et le fouillis d’épaves fumantes laissé par l’explosion.

— Pointez ! Parés ! beuglait Soames.

Les yeux rouges, il se penchait à côté des servants hors d’haleine, tenant son sabre comme un gourdin :

— Enlevez-moi cet homme de là !

Il courut à l’avant pour aider à dégager un matelot blessé d’une pièce de douze :

— Maintenant !

Le sabre de Bolitho lança un éclair :

— En bordée !

Cette fois, toute la batterie explosa en un mur de flamme : les longues langues de feu jaillissaient dans la fumée, l’obligeant à monter en spirales qui se tordaient comme dans les affres de l’agonie.

S’élevèrent quelques rauques acclamations :

— Et autant pour leur mât de misaine !

Bolitho se précipita sur le passavant, les fusiliers et matelots martelaient le pont derrière lui. Loin au-dessus de la fumée, les gabiers agiles lançaient déjà leurs grappins d’acier ; ils échangeaient des quolibets tout en faisant la course, c’était à qui escaladerait son mât le plus vite. D’autres acclamations saluèrent une violente embardée et l’on vint le long du bord de la frégate à la dérive, dont la poupe était dominée par le beaupré de l’Undine. L’inertie de cette dernière la fit dériver de plus en plus près de l’ennemi ; ses canons tonnaient encore, la violence des explosions résonnant entre les deux coques qui n’étaient plus séparées que par trente pieds d’eau bouillonnante.

— A l’abordage !

Bolitho attendit, accroché aux haubans de grand mât, cherchant le moment favorable ; Soames rugit :

— Cessez le feu ! Allez-y, garçons ! Taillez-les en pièces !

Il bondit et s’accrocha aux filets d’abordage ennemis dans lesquels ses bordées avaient ouvert de larges déchirures. Muljadi devait se tenir prêt à mettre ses plans à exécution, car leur ruée hurlante fut accueillie par des centaines d’hommes qui se dressèrent face à eux.

La mousquetade faisait rage ; une caronade tonna au-dessus des têtes et la charge de mitraille balaya la dunette ennemie, projetant dans toutes les directions des éclisses et des corps.

Un visage barbu surgit de la fumée et Bolitho lui porta une botte, cramponné au filet pour ne pas retomber par-dessus bord et être écrasé entre les coques. L’homme poussa un hurlement et disparut à ses yeux. Un fusilier bouscula Bolitho de côté, hurlant comme un enragé tout en embrochant un ennemi avec sa baïonnette ; il retira sa lame d’une violente secousse et écrasa d’un coup de crosse le crâne d’un pirate blessé qui essayait de se glisser à l’abri.

Allday se baissa pour esquiver un coup de coutelas et profita du déséquilibre de son assaillant : il repoussa l’homme du poing gauche, se donnant la place d’un moulinet efficace avec sa propre lame. Le choc produisit le même bruit qu’une hache se plantant dans une souche.

Bellairs s’avançait à grands pas au milieu d’un groupe de fusiliers marins, lançant des ordres inaudibles, son élégant crochet frappant çà et là comme une langue d’argent tandis qu’il se frayait un chemin vers l’arrière, en direction de la dunette ennemie. Une autre vague d’acclamations délirantes souligna l’assaut de Soames qui, à la tête de son groupe d’abordage, s’élança dans les enfléchures de grand mât de la frégate ; les mousquets tiraient à bout portant dans la mêlée en dessous de Bolitho ; il croisa le fer avec un grand officier aux cheveux ternes : le second de Le Chaumareys ! Il se souvenait de lui.

Soames glissa et tomba à plat ventre en travers d’un canon renversé : le Français levait le bras pour le coup fatal. Un fusilier marin était à proximité, et la balle de mousquet qu’il tira arracha la plus grande partie du crâne du lieutenant, le projetant du pont comme une poupée de chiffon.

Bolitho s’aperçut qu’Allday lui secouait le bras, essayant de lui faire comprendre quelque chose.

— La cale, commandant ! hurlait-il.

De la pointe de son sabre d’abordage, il désignait la large écoutille :

— Ces salauds y ont mis le feu !

Étourdi par les clameurs, Bolitho regarda la grille d’acier, et la folie du corps à corps. La fumée s’épaississait déjà. Peut-être Allday avait-il raison, ou bien c’était la bourre incandescente d’un canon de l’Undine qui avait fini par accident à l’intérieur de la frégate ennemie quand Soames avait lâché sa dernière bordée à bout portant. De toute façon, les deux navires allaient être détruits s’il ne prenait une décision immédiate.

— Capitaine Bellairs ! hurla-t-il. Faisons retraite !

Il vit que Bellairs le regardait, une estafilade saignait à flots sur son front.

Puis, il sembla lui aussi revenir de sa folie meurtrière et cria :

— Sonnez la retraite !

Il cherchait des yeux son sergent dont la silhouette massive avait jusque-là évité aussi bien les coups de feu que d’arme blanche.

— Coaker ! Notez le nom de cet imbécile s’il ne fait pas ce que je lui demande.

Coaker empoigna durement le petit tambourinaire, mais celui-ci était mort : ses yeux vitreux regardaient Coaker sans le voir et ce dernier, arrachant la trompette de ses mains, se mit à souffler dedans de toute sa puissance.

Arrêter la bataille fut presque plus difficile que de monter à l’abordage. Ils se retirèrent pas à pas ; çà et là, un homme tombait : il fallait le soulever à bras-le-corps pour franchir l’espace mortel entre les deux coques et éviter d’être fait prisonnier. Les pirates avaient enfin compris le danger qui les menaçait ; sans le lieutenant français à leur tête, ils semblaient prêts à abandonner leur navire aussi vite qu’ils le pouvaient.

La première mèche de flamme sortit par l’écoutille, soulevant un chœur de hurlements d’épouvante chez les blessés abandonnés ; en quelques secondes, les caillebotis et les chantiers d’embarcations à proximité prirent feu.

Bolitho s’accrocha aux enfléchures et jeta un dernier regard à ses marins qui sautaient sur le passavant de l’Undine. Devant, les hommes de Shellabeer tranchaient déjà les cordages qui amarraient les deux coques ; une fois les huniers proprement bordés et la barre au vent, l’Undine commença à s’écarter en crabe ; le vent repoussait la fumée et les étincelles loin de sa propre toile et de son gréement si vulnérable.

— Et maintenant, commandant ? demanda Mudge, à bout de souffle.

Bolitho regarda la frégate glisser vers leur arrière ; quelques fanatiques leur tiraient encore dessus, malgré la distance qui augmentait.

— Une dernière bordée, monsieur Soames ! cria-t-il.

Mais il était déjà trop tard. Un grand rideau de flammes jaillit d’un bout à l’autre du pont de batterie de la frégate, embrasant le mât de misaine fauché et toutes les voiles, bondissant jusqu’à la basse vergue comme un feu de forêt.

Bolitho s’entendit répondre :

— Larguez la misaine, et plus vite que ça ! Impossible de revenir au louvoyage par où nous sommes arrivés. La sainte-barbe de cette frégate va sauter d’un instant à l’autre, essayons le chenal est !

— Vous êtes sûr qu’il sera assez profond, commandant ? demanda Mudge.

— Vous préférez peut-être brûler, monsieur Mudge ?

Il s’avança vivement jusqu’à la lisse de couronnement pour regarder la frégate dont l’incendie venait d’engloutir la poupe. Un navire anglais… C’était mieux ainsi, songea-t-il vaguement.

Il se tourna et ajouta sèchement :

— Monsieur Davy, je veux un rapport d’avaries complet…

Il attendit que toute sauvagerie se fût évanouie des yeux de son officier.

— … et l’état de tout ceci.

Bolitho vit les vergues pivoter. Les voiles, grêlées de trous et noircies de fumée, se gonflaient au vent. Le chenal semblait suffisamment large. Ils avaient à peu près une encablure à tribord, et davantage à bâbord. On avait vu pire.

— Une embarcation à l’eau, commandant !

Keen était debout dans les haubans, une longue-vue à l’œil.

— Il n’y a que deux hommes dedans.

— Je puis gouverner comme ça, commandant, lança Mudge. Nous faisons presque du nord-est de nouveau, et j’ignore…

Ses derniers mots furent couverts par le cri de Keen :

— Commandant ! Commandant !

Il regardait Bolitho en dessous de lui, le visage rayonnant de joie incrédule.

— Du sang-froid, monsieur Keen ! lança sèchement Davy.

Mais Keen semblait ne plus rien entendre :

— C’est M. Herrick !

Bolitho le regarda un instant et se hissa près de lui. L’embarcation était en piteux état et la silhouette famélique debout à l’intérieur agitait un chiffon de tissu au-dessus de sa tête : on eût dit un épouvantail. Herrick gisait au fond du canot, à moitié submergé.

Bolitho sentit trembler spasmodiquement la main qui tenait sa longue-vue ; il aperçut néanmoins le visage de Herrick, couleur de cendre sous un bandage rudimentaire. Puis il vit ses yeux s’ouvrir. Il imagina la nouvelle que son compagnon lui criait : les mots étaient aussi clairs que s’il avait pu les entendre de ses propres oreilles.

— Avertissez le bosco, dit-il. Je veux voir ce canot amarré au grappin le long du bord.

Il saisit le poignet de l’aspirant :

— Et dites-lui de ne pas manquer : nous ne pourrons nous y reprendre à deux fois.

Allday était descendu pour quelque raison. Il était maintenant de retour et jetait les yeux de tous côtés ; Bolitho lui dit calmement :

— Le second monte à bord. Allez à l’avant lui souhaiter la bienvenue en mon nom, je vous prie.

Quand la frégate doubla la langue de terre suivante, le soleil se leva pour les saluer, réchauffer leurs membres endoloris et écarter le souvenir de la bataille. Une explosion caverneuse retentit dans le chenal principal, et un autre panache de fumée jaillit au-dessus de la terre la plus proche, révélant à la fois la direction du vent qui les attendait au large et la destruction finale de l’autre navire.

Que Muljadi eût été à bord ou non, la véritable bataille les attendait dehors.

Bolitho entendit des cris à l’avant, puis une acclamation victorieuse ; dans le canot en train de couler, quelques marins se bousculaient pour recueillir Herrick et son compagnon et les hisser à bord.

À présent, quelque destin qui les attendît derrière ces vertes collines, et si désespérée que fût leur sortie, ils étaient ensemble.

 

Capitaine de sa Majesté
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